18- la guerre de mon grand-père : « Prêtés aux kakis »

Nous arrivons à Mesbrecourt : les boches l’ont yperité dans la nuit avant de filer. Il ne faut rien toucher ; après une longue attente, sur la route, nous nous mettons en batterie : nous ne sommes pas plus heureux qu’à Monceau-Lès-Leups, puisque les boches tapent devant nous, mais nos tirs ne sont pas malheureux, car nous n’avons pas encore été repéré ; on tire toute la nuit, il pleut encore,  je suis désigné pour aller au devant à cent mètres pour abattre un gros pommier en avant de la pièce,  qui gêne le nouveau tir.

« Rude travail qui ne se fait pas tout seul,  rien qu’à la hache,  je  fais un mauvais bucheron, heureusement que je suis encore fort, car cette guerre nous a tout de même musclé ! ».

Je transpire car je me dépêche,  ne voulant  pas moisir sur cette crête, sous la pluie fine. J’en viens à bout,   mais cet arbre qui devait se voir va attirer une réaction ; notre tir reprend et enfin on nous donne l’ordre d’aller nous coucher : « Mais où ? ». On trouve une vieille masure toute démolie sans toit pour cette nuit, on repère des sommiers sans crin, on les adopte, mais on grelotte toute la nuit, car ils laissent passer l’air frais, et l’humidité, mais nous sommes quand même à certains endroits à l’abri de la pluie. 

Le lendemain, alors qu’on commençait à s’installer, il faut de nouveau changer de position, ce n’est pas facile car les boches tapent dur à et endroit, juste où nous devons nous mettre en batterie et, sur la route : le moral baisse de nouveau. Sur la route, un obus tombe tout près de notre caisson, c’est un miracle qu’aucun de nous ne soit touché, les obus continuent à rappliquer. Nous partons au trot, les chevaux sont essoufflés, il faut marcher au pas, les obus s’échelonnent le long de la route, et des « 150 » !

Je descends encore une fois du caisson, j’aime mieux marcher à pieds, car on peut alors faire du plat ventre, qui évite tout au moins les éclats d’obus, mes camarades m’imitent. Cependant, c’est l’ordre, il faut mettre en batterie,  décharger les obus, ce travail se fait en silence et presque en rampant pour éviter les éclats.

Les boches ont allongé le tir. Nous arrivons tant bien que mal à la position désignée et,  à notre arrivée, trois obus de « 150 » tombent dans le pré : des plat-ventre, dans la boue, n’importe où. Ici les boches ne veulent sans doute pas que nous mettions en batterie, car ça rapplique et, je ne me rappelle pas d’avoir fait autant de plat-ventre.

Cependant, c’est l’arrière, il faut, décharger les obus, ce travail se fait presque en rampant : les boches ont allongé le tir, ça tape derrière mais des éclats rappliquent aussi. La nuit arrive de nouveau : on recommence à creuser des tranchées de protection. Il faut en mettre un coup, il fait clair de lune, les gothas (avions boches), viennent nous bombarder. Nous nous couchons dans la tranchée serrés les uns contre  les autres, dans l’humidité, nous avons une couverture en plus de la capote, mais il ne fait pas chaud.

Je ne suis pas fâché, quand on nous annonce que l’on part de nouveau (que de tranchées faites pour rien, qui sait pour rien : peut être utiles puisqu’on est encore en vie, par miracle) . Enfin, on se dit « en avant, on aura peut-être une meilleure position, car celle-ci n’était de tout repos ».

Nous partons pour être prêtés aux kakis : « Mince ! on dit que les kakis sont dans les coups durs ». Nous passons sur des routes bombardées, en vitesse : villages de La Ferté-Chevresis, Chevresis-Monceau (Aisne), enfin on met en batterie à Parpeville, en rase campagne (vingt- huit kilomètres de Saint-Quentin).  Aucun arbre pour nous cacher, on camoufle les caissons, avec des branchages, on nous désigne un talus où l’on peut faire des abris de couchage : pelles, pioches creusent des trous recouverts de tôles ondulées trouvées par là.

« Quelle vie ! Se monter une « maison » tous les jours, on en a marre, marre, si un bon éclat venait  nous donner un peu de repos, à l’hôpital… mais rien ! »

Je crois que nous allons nous installer ici pour l’hiver, car rien ne bouge, on ne tire pas et, on continue à s’installer, comme position stable ; on consolide , car déjà quelques petits tirs d’harcèlement  ont ébranlés les abris qui sont à côté des pièces, et notre pseudo paille (en vérité de l’herbe) est toute recouverte de terre !

Les boches ne sonnent pas trop ici, je crois qu’ils reculent toujours, et on en profite pour nous donner un peu de repos après les tribulations de ces jours derniers.

Durant nos repos, n’ayant plus grand-chose à faire qu’à  attendre la soupe, j’écris, je lis, je bouquine même mon livre d’architecture, que je porte toujours avec moi. Je m’instruis toujours au cas où je m’en sortirais… et j’ai l’espoir de m’en sortir. La fin de la guerre est proche nous le sentons. Il s’agit de ne pas avoir trop de coups durs.

Après un huitième jour de ce  repos ici, on nous annonce que les boches sont partis plus loin, et que l’infanterie n’est pas encore en contact avec eux, les avions les signalent à trente kilomètres. C’est au départ de cette étape, quelques conducteurs ayant écopé au cours d’un ravitaillement, qu’on apprend qu’on doit les remplacer : je suis désigné comme conducteur.

Je lâche mon poste d’artificier, pour monter deux chevaux attelés à une pièce – il y a deux conducteurs sur une pièce soit quatre chevaux. Au départ, il pleut encore, on n’est trempé jusqu’au os.

Nous marchons dix kilomètres, on arrive à Monceau, c’est ici qu’on rencontre les premiers civils restés dans le pays, après l’évacuation des allemands. Ils sont heureux de voir des français, ils viennent nous toucher les mains, il y en a qui pleurent de joie : on sent une joie non tapageuse, mais vraie.

On passe le pays et on met en batterie plus loin, bien inutilement car on ne tire pas, les boches sont déjà trop loin, aussi les conducteurs et les servants restent ensemble. Il faut que je soigne et bouchonne mes chevaux, entretien des harnais, etc. Nous couchons sous un tunnel, après s’être bien assuré qu’il n’est pas miné.

Nous repartons déjà le lendemain, on court après les allemands : on arrive à Sains : on s’arrête dans le pays, nouvelle ovation des civils : que des pauvres gens qui fuient, que nous rencontrons sur les routes, et que de prisonniers* boches aussi ! Ils ne doivent pas être en bon état, car ces prisonniers sont vraiment en guenilles, tout déchirés, barbus, et fatigués, ils n’ont le plus souvent, même pas de godillots, que de vieux souliers troués, les pauvres, on en a pitié, ils se jettent sur le pain avec volupté. Dans les émigrés aussi, il y en a beaucoup sans souliers, et en haillons avec un petit baluchon, qui marchent ainsi dans la boue. Quant à nous, marchant sous la pluie, on est trempé, heureusement que dans le pays nous trouvons plusieurs maisons abandonnées, où  il y a des cheminées, où nous allumons de grands feux pour nous faire sécher.

On repart de nouveau le lendemain, à trois heures du matin et arrivons à dix heures, dans un champ en contre bas de la route,   et ce n’est qu’après une attente de quelques heures que l’ont fait dételé et mettre les chevaux à l’abri, camouflés derrière la route.  On loge dans des espèces de casemates, faites par les boches, sur des talus. Ils n’ont même pas eu le temps de les miner, car nous ne remarquons rien de suspect lors du nettoyage.

Nouvelle installation pour la nuit, nous tenons au confort, et mettons la paille trouvée ici, couvrons de tôle ondulée : je me fais un abri que je partage avec des camarades, dont le brancardier qui est aumônier. On est camouflé pour ne pas être repérés.

Le quartier  a l’air calme : pas de bombardements, sauf quelques avions qui passent de temps en temps lâcher quelques pruneaux dans le bled. Il s’agit de ne pas bouger, à la grâce de dieu ! Nous restons encore quelques jours, je soigne mes chevaux et,  je n’ai plus à m’occuper des obus, ça me change un peu. Notre bonne humeur est déjà revenue, nous avons du pinard reçu par la coopérative, et un bon menu de la roulante, cela nous suffit.

On dort bien malgré le froid, mais on se tient chaud, à nous tous réunis. J’ai même plus de temps étant conducteur, car j’ai pris mon carnet de croquis de dessiner quelques silhouettes au crayon de couleur et, je bouquine toujours mon livre d’architecture (ll est devenu architecte).

 

* Les prisonniers n’oublièrent pas les agissements des autorités françaises et une haine tenace les anime lors de leur retour au pays. Ils contribuent ainsi largement aux campagnes de propagande en fournissant témoignages et informations dans le but d’atteindre la France. Exposés à la mort dans le cadre du désobusage, à l’animosité de la population, qui venait de subir quatre années d’occupation, et logés dans de mauvaises conditions (camps précaires et mobiles), ils sont l’objet dès l’hiver 1918-1919 de premiers rapports alarmistes quant au traitement qu’ils subissent, envoyés à l’autorité compétente : l’Agence des Prisonniers de guerre de Genève. L’opinion publique outre-Rhin s’indigne des conditions infligées aux « otages de Clemenceau ». Des voix s’élèvent publiquement, comme celle du général von Winterfeld qui, au nom de la jeune République, réclame un rapatriement immédiat en janvier 1919, ou celle du député  Matthias Erzberger, qui qualifie le maintien des prisonniers en captivité de « barbarie sans exemple dans l’histoire ». https://journals.openedition.org/alsace/1947 voir le sort des prisonniers allemands en France