11 – la guerre de mon grand-père : c’est un secteur où l’on boit beaucoup

C’est un beau parc,  entouré de petites maisons coquettes et bourgeoises, des pavillons de luxe, des maisons toutes meublées. Après notre frugal repas, on peut visiter les maisons qui nous environnent. Comme c’est désolant ! Les habitants ont tout abandonné sans doute par ordre de repli urgent, une attaque s’annonçant dans les parages.

Il y a les bibelots, des étagères pleines de livres, des statues : « Tiens un collègue » je vois une planche à dessin, des tés, des boites de compas. Des placards pleins de bouteilles de vin, de liqueurs, et cela nous donne envie d’y gouter, mais l’officier de popote vient d’entrer et, nous conseille de ne rien toucher… il a peut-être l’intention d’en profiter aussi !

Nous nous éloignons mais notre chef, le grand « escogriffe »,  dit qu’il n’y a pas à se gêner, c’est nous qui  défendons et, que cela sera peut-être démoli dans quelques jours,  peut-être nous avec !

Ici, nous allons vite être repérés et au moment où nous allons tirer, il n’y aura ni abris, ni cagna, nos obus posés à même le sol sur des planches, les caisses de fusées par terre. En fait,  il n’y a que les maisons, abris bien précaires !

S. qui est un ancien fort des halles, et qui n’a pas froid aux yeux, nous conduit dans une autre maison sans toit, qu’il a repéré, et nous commande une corvée de récupération de bouteilles de liqueurs et, de vins de marque : « on ne va pas laisser cela aux boches, s’ils avancent».

Comme nous sommes logés dans une maison meublée, et que le secteur est calme pour le moment, nous avons rempli une armoire de liqueurs et de vins, cela nous fait un dérivatif, du coup nous oublions notre déception, notre fatigue. A dix heures du soir, pour le moment c’est le secteur rêvé. Bien éméchés, nous songeons à nous coucher, et nous dormons comme du plomb. Mais, l’alerte ne tarde pas : « Tous à vos postes » !

A quatre heures du matin, têtes lourdes et bouches empâtées,  nous nous rendons à nos pièces  où un tir de barrage est commandé : on tire dix obus de vitesse, et nous arrêtons ;

« Restez à vos postes », c’est l’attente à l’air frais du matin. S. détache un copain pour aller chercher des liqueurs, dans la cambuse, et c’est de nouveau des cocktails pour nous tenir éveillés…Je commence à avoir la tête lourde.

Mais voilà au matin, le jus de notre brave cuistot qui est chaud !  On refuse la gnôle qui est ignoble, à côté de nos liqueurs. « Vous ne la refuserez pas toujours ! ».

Nous sommes en attente d’un coup dur, pour prêter main forte au secteur américain : « Tant mieux ! On ne travaille pas » ; on peut écrire, il y a tout ce qu’il faut, on s’installe un peu dans la journée.

Nous sommes le 7 juin 1918 : j’en profite pour écrire aux parents, aux marraines, aux connaissances, j’envoie des cartes du pays, car on en trouve. Je peux écrire mon carnet de route, je bouquine mon livre d’architecture qui ne m’a jamais quitté et,  il y a de beaux livres sur les étagères.

La nuit,  nous sommes  couchés tout habillés dans de vrais lits à deux places, dans de belles chambres, mais toutes les nuits nous sommes alertés, des tirs de harcèlement tirant de petits obus à L,  fragiles,  et des arrêts, ce qui est le plus tuant.  On ne peut même plus se laver, ou se raser, à tout moment on tire, on est constamment alertés. On dort une heure ou deux, de temps en temps, jour et nuit par équipe de deux.

Nos copains sont infatigables : trois d’entre eux partent en reconnaissance, il y a devant nous, à un kilomètre environ, des tonneaux de vin, dont certains sont éventrés  par les projectiles. Le projet est aussitôt fait d’aller la nuit en enlever un avec une chignole, avant qu’ils ne soient tous éventrés. Mais ce sont des tonneaux de cinq-cents litres et il faut passer sur le pont de barques construit par le génie…où il y a des sentinelles américaines.

Enfin, c’est décidé ! La corvée partira ce soir, elle se compose du grand M., du petit corse, et du grand escogriffe  « chef de corvée ». Nous veillerons au camp, et devrons fournir les tirs demandés, et pour cela il faut les attendre, sans se coucher : c’est encore une nuit blanche par notre faute, et puis  nous ne sommes pas tranquilles, s’il leur arrivait quelque chose,   notre inquiétude grandit.

On se dit « le pinard, il faut l’aimer pour faire cela ». Ce sont les copains de la vieille classe, qui sont les plus acharnés, nous les jeunes, on serait raisonnables, on voudrait bien dormir, mais il faut faire comme tout le monde, il faut être solidaire.

Enfin, la « corvée » est rentrée après pas mal de péripéties, qu’ils nous racontent. Il a fallu passer le pont deux fois, avec la chignole, et passer devant la sentinelle américaine. S avec son toupet est passé, en disant, à chaque fois « corvée française », et le tonneau de cinq cents  litres de vin est chez nous : il a fallu aussi le rentrer en douce sans attirer l’attention des autres, et nous l’avons casé dans notre chambre, dans un coin, sous des couvertures :

« C’est un secteur où l’on ne dort pas beaucoup, mais où l’on boit beaucoup ! ».

Il est minuit, on se met à casser la croute, en arrosant de ce nouveau vin. Mais à trois heures avec la gueule de bois, et les liqueurs pour nous tenir compagnie : réveil et alerte, pour un tir de harcèlement : rien de plus ennuyeux, car il faut rester à la pièce plus de deux  heures en tirant un coup toutes les dix minutes.

Nous devons tirer sur les routes de ravitaillement boche. Loin de tout, nous nous sentons parfaitement inutiles, car il n’y a pas de réponses. C’est peut-être nos mélanges qui nous tiennent debout et de bonne humeur, on se demande comment font les autres, peut-être qu’ils ont la même combine, mais chacun garde son secret. Cette vie de fatigue ne peut durer, pas de repos, pas de sommeil……cela dure huit jours.

Enfin, un matin, notre capitaine nous annonce un nouveau départ pour le lendemain, c’est ce que nous attendions :

« Mince alors, il falloir caser dans le chariot aux sacs et au matériel, le grand tonneau de vin, et les liqueurs que nous ne voulons pas abandonner », force bouteilles sont déjà vides.

S. a vendu quelques litres de vin et, il y a une belle cagnotte pour la première pièce. Décidément, c’est un débrouillard, il a réussi à caser le tonneau dans le chariot, tout à fait au bout, caché sous la bâche avec le robinet au dehors, et voilà qu’il sert le vin en route, en vendant aux copains des autres  pièces. Nous avançons en caravane et en colonne : cette fois c’est sur, on se dirige par petites étapes pour rendre nos pièces de 120 long, et prendre des 105 Schneider, à tir rapide qui nous attendent du côté de Senlis.

Après quelques étapes sur route à pieds ou à cheval, assez monotones, accompagnés par nos chants, nous passons dans une petite ville, dont les habitants nous paraissent accueillants, les filles  nous sourient, et nous avons un beau succès en défilant, à pieds, avec notre capitaine en tête. Le capitaine qui répète « allez, allez Cano, ne lâche pas ! ».

Il voudrait que je m’égosille à chanter ! ». Il est rigolo ce sacré bonhomme, car il est petit, et boite légèrement, mais il est très élégant et sympathique, avec sa petite moustache noire en bataille et son képi fantaisie. Il marche en tête avec sa cravache et fait de grands gestes, moi je le suis, et entraine mes camarades à chanter… et cela a du succès auprès de la population.

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